Chantal, cinquante ans, cheveux châtains. Porte souvent du bleu. Sa couleur préférée. On dit que ça va bien avec ses yeux.
Un canari. Mort l’année dernière. Mari aussi. Une crise cardiaque lors de leurs dernières vacances en Corse.
Enfants : deux. Grands.
Une télé, un ordinateur, un lave-vaisselle, une cuisine équipée (pour qui ?), une manucure de temps en temps, le coiffeur tous les mois (pour qui ?). Et un ciné ou un resto une fois par semaine avec Ginette, sa meilleure amie.
Autant en prendre son parti. Fini, la corvée de cuisine, les petits plats, les rendez-vous à lui rappeler, les clés à chercher parce qu’il ne sait plus où il les a mises. Maintenant, grasse mat' tous les jours, tu as le droit de lambiner. Ce que tu veux, quand tu veux. Le reste, du luxe. Du rab pour les jours maigres. Bien sûr, plus personne pour lui chauffer les pieds le soir dans le lit, lui remonter le moral quand ça va pas.
Deux fois par an, une cure à Luchon. Des voyages. Inscription à un site de rencontre depuis trois mois. Zéro plan cul, une cata. Comment elles font les autres ?
Elles disent qu’elle n’a qu’à aller danser. Que là, elle ne devrait pas avoir trop de mal à trouver. Des jeunots ? Elle a déjà donné. Une fois. Un beau gosse. Dès le lendemain il l’a laissée tomber. Adieu la vieille.
Pas rose la vie de femme de cinquante balais, mais elle a de beaux restes et envie d’en profiter avant d’être une vieille peau.
Quand y en a plus, y en a encore. C’est ce qu’elle se dit tous les matins pour se donner du courage. Arrange-toi avec les restes.
Les restes. Avant, dans son ancienne vie de femme mariée, elle faisait souvent une daube avec. C’est bon, la daube. Ça tient au corps. Ça réchauffe. Les petits vieux qu’elle voit tous les jours, à la maison de retraite, là où elle a trouvé un travail d’aide-soignante, ils en auraient bien besoin. De plats cuisinés maison. Elle aimerait leur en préparer mais elle n’a pas le droit. Du réchauffé, du précuit, du prémâché, c’est tout ce qu’ils picorent. Heureusement qu’elle en a vu d’autres. Quand même, le soir, après les avoir levés, torchés, lavés, habillés, sortis un peu dans le jardin, elle est lessivée. Rincée. A ramasser à la petite cuillère.
Pas envie de sortir. Ils sont mignons pourtant, au dancing où elle accompagne parfois Ginette le samedi soir. Jeunots ou vieux beaux, rasés, gominés. Chaussures astiquées. Œil qui frise. Qui propose. Et la femme dispose. Ils disent tous ça. Les écoute pas, dit Ginette, laisse-toi aller.
Elle a ça dans le sang, la danse, Ginette. Le bastringue dans la peau. A la va que je te valse, elle tourne, elle virevolte. Depuis toute petite quand son père l’emmenait dans les fêtes de village, l’été. Elle respire à trois temps, elle brille, des yeux, de la jupe, des ongles. Un vrai papillon. Elle ne sait plus s’arrêter, elle passe de bras en bras. Chantal regarde.
Elle regarde comment ils la tiennent. Comment ils la collent. S’ils reviennent. Ça va si vite. Je me demande même si elle a le temps de les voir – plutôt de les renifler. Ils chlinguent, certains. Rappelle-toi l’eau de toilette du petit jeune avec qui. Une fois.
Elle, attendre. Qu’on vienne la chercher. Prendre son temps. Boire un verre, deux. Ne pas trop réfléchir. Pense à tes vieux de la maison de retraite. Ceux qui tiennent même plus sur leurs guiboles, qu’il faut aider à aller pisser. Ce qu’on devient. Une chiffe entre les bras d’inconnus. Pourvu que je ne devienne pas comme ça. Quand on n’a plus de forces, plus d’envies, se laisser glisser doucement. Laisser les bras, les jambes. Laisser tomber. Non. Tu te feras piquer. Comme on fait pour les chiens. Je ne serai pas un poids mort.
Un poids mort comme dans les bras de ce type qui vient de l’inviter. Elle n’a pas osé refuser. Il respire trop fort, sent le cigare à plein nez. Je ne peux quand même pas le laisser en plein tango. Elle cherche des yeux son amie. Pourvu que Ginette puisse te raccompagner avant deux heures. Demain, je dois aller lever monsieur Girard. Pas pu refuser. Personne n’était disponible dans le personnel, alors c’est pour sa pomme. Forcément, quand on n’a pas de chien, de chat à garder, c’est comme ça. Ni de mari à surveiller.
Ginette danse, elle n’arrête pas. Elle valserait longtemps, toute la nuit, sans être fatiguée. Un oiseau léger, qu’elle dit. Dans les bras d’un type qui la fait vibrer elle se sent légère comme un oiseau, elle dit. Elle croit toujours au grand amour. Elle me fait rire. Elle tombe toujours sur des types qui la saquent au bout d’une nuit ou deux. La dernière fois, elle a fait une touche avec l’accordéoniste du groupe qui était venu animer la soirée. Cheveux longs bouclés, tête coincée dans son piano à vent, j’ai pas compris comment elle avait fait pour l’agripper. Il l’a raccompagnée chez elle le soir même. Pour se tirer deux jours après. Et Ginette, pendant une semaine, les grandes eaux.
Y a ce type là-bas qui la suit du regard depuis tout à l’heure. Il a l’air gentil. Il a les mêmes yeux que Polo, le chien du voisin, celui qu’elle aime bien. Le chien, pas le voisin. On dirait toujours qu’il attend la caresse. Il vient vers toi, il se colle à tes jambes, l’air si doux, si malheureux. On peut plus s’en défaire après. Elle lui donne à manger souvent, parce que son maître, il a d’autres chats à fouetter. Des soucis. Elle, comme d’hab, c’est la samaritaine, elle donnerait à boire à un lépreux. Et ce type là-bas, qu’il a l’air triste. Il a peut-être perdu sa femme lui aussi. Ou peut-être son chien, va savoir. C’est ça la vie. Quand ça commence, la loi des séries.
Ginette, elle, elle aime pas les chiens. Elle dit qu’ils puent et qu’ils mettent des poils partout. Elle aime pas les bêtes c’est tout. On peut pas mettre du mascara, se faire belle et sortir le chien.
Je vais aller le voir. Au prochain morceau, je l’invite. Tant pis. Il ne va pas me bouffer. Je vais aller boire un verre d’abord. Un petit whisky. J’aime pas ça mais ça fait rien. Un petit whisky, au bar.
Peut-être qu’il n’aime pas les brunes.
Sabine Normand